LE SLAM OU LES CONTRADICTIONS DE FREDERIC LORDON

Publié le par Yannick

Depuis environ deux ans, Frédéric Lordon a proposé la création d'un nouvel impôt visant à réduire la pression exercée par les actionnaires sur les entreprises du fait de leur exigence d'une rentabilité à court terme unanimement dénoncée par les militants syndicaux et politiques de gauche. Il l'a baptisé du nom de SLAM, imitant ainsi de manière ironique la manie des financiers de recourir à des acronymes anglais, et en a exposé les détails sur son site internet où j'ai puisé la matière de ces quelques réflexions.

Cette proposition diffère sensiblement de celles visant à taxer la valeur ajoutée des entreprises. Elle a en effet le mérite de poser clairement la revendication d'une réduction sensible de la rémunération des actionnaires : elle vise donc à frapper au coeur même des mécanismes capitalistes, en désignant clairement sa cible <<la société capitaliste actuelle, toute démocratique qu’elle s’imagine, expérimente elle aussi le joug d’un groupe surpuissant, affranchi de toute force de rappel, par conséquent prêt à pousser son avantage jusqu’où bon lui semblera. Ce groupe, ignorant des limites et en proie à la démesure, c’est la finance actionnariale.>> On pourrait aussi l'appeler la grande bourgeoisie, car cette classe sociale mise aujourd'hui, surtout en Occident, bien plus sur la finance que sur l'investissement industriel direct traditionnel.

F. Lordon rappelle de manière très pertinente que <<l’événement le plus structurant de la société française sur le demi-siècle écoulé, (...) (a été) la loi de déréglementation financière de 1986 (vingt ans).>> Ce constat est malheureusement trop souvent oublié par les militants de gauche : LA CONFISCATION DU POUVOIR ECONOMIQUE AU MOYEN DE LA FINANCE EST TOTALE et il faut donc en tenir compte pour définir nos choix stratégiques.

Avec le SLAM, F. Lordon pose la bonne question : faire de l'action directe contre la finance actionnariale notre priorité, idée qui pourrait être partagée bien au delà des rangs de la gauche traditionnelle (on a même vu ces dernières années certains dirigeants de PME s'allier à des syndicats pour tenter de s'opposer à des fonds de pension).

Il faut alors voir si notre économiste apporte la bonne réponse, du moins de notre point de vue. Puisqu'il affirme que <<Rien n’est plus souhaitable que de voir le plus grand nombre s’emparer de l’idée, pour se l’approprier, la décortiquer, trouver ses défauts présents, y remédier, pourquoi pas la rendre encore plus méchante ; bref le code du SLAM est immédiatement en open source, sa vraie place est dans le domaine public.>>, prenons le au mot!

F. Lordon explique qu'<<on nomme TSR (Total Shareholder Return)(la) rémunération actionnariale effective globale rapportée au capital-actions investi. C’est au TSR qu’il faut s’en prendre. C’est lui qu’il faut ratiboiser pour convaincre les actionnaires qu’une fois un certain seuil atteint il est inutile de pressurer davantage l’entreprise pour obtenir d’elle «plus encore et indéfiniment», car tout l’excès désormais tombera, par voie de couperet fiscal, dans la poche de l’Etat.>>

Le SLAM présente effectivement l'avantage de prendre en compte tous les aspects de la rémunération actionnariale (dividendes et plus-values)
. Il faut cependant noter qu'il existe différents impôts frappant chacune des composantes de cette rémunération : impôt de bourse (malheureusement supprimé par la dernière loi de finances), impôt sur le revenu des personnes physiques (avec l'importante question du scandaleux avoir fiscal), impôt sur les sociétés : une réforme globale de la fiscalité, qui est indispensable, prendrait nécessairement en compte ces prélèvements, réduisant du même coup l'intérêt du SLAM.

Avec ce nouvel impôt, la rémunération actionnariale serait limitée au taux d'intérêt de l'actif sans risque augmenté d'un <<petit quelque chose>> équivalent à la prime de risque. Ceci correspond au mode de rémunération des obligations, à la différence essentielle près que la loi fixerait un taux maximum (voir plus bas).

A ce stade, l'idée du SLAM semble encore séduisante. Les choses deviennent plus délicates quand on étudie le contenu des échanges sur le site internet entre F. Lordon et ses correspondants.

Certaines interrogations portent évidemment sur l'attitude des chefs d'entreprise et les moyens qu'ils pourraient mettre en oeuvre pour contrer le nouvel impôt.

F. Lordon affirme que<<bon nombre de patrons industriels tiennent in petto un discours extrêmement critique sur les marchés et seraient preneurs d’un système de limitation de la rentabilité actionnariale qui allégerait leur assujettissement aux réquisits des investisseurs financiers. Évidemment pour que ces patrons prennent clairement conscience de ce qui est leur intérêt objectif d’INDUSTRIELS, il faut d’abord les avoir désintoxiqués de leurs stock-options, c’est-à-dire avoir tué L’ACTIONNAIRE en eux. Mais le Slam lui-même les y aidera ! En effet (voir les compléments ci-dessus) le Slam s’appliquera aussi à cette catégorie un peu particulière d’actionnaires que sont... les patrons à stock-options. Placés, comme personnes physiques, sous Slam, les patrons, qui verront les performances de leurs stock-options ratiboisées comme le reste, cesseront d’épouser le point de vue actionnarial et de faire rechercher à leur entreprise la rentabilité financière à toute force... puisque celle-ci aura cessé de les enrichir directement. Redevenus authentiquement industriels, ces patrons pourraient alors très bien percevoir tout l’intérêt que présenterait pour eux un dispositif de protection vis-à-vis des demandes actionnariales délirantes — et n’avoir aucune envie d’échapper à ce qui pourrait leur apparaître, à eux aussi, comme une protection.>>

Ce point de vue pose problème. Il existe en effet des patrons de PME, notamment parmi les créateurs d'entreprise, qui correspondent au portrait en est fait ici. Cependant, la totalité des dirigeants des grands groupes, qui dominent l'économie, y compris parfois comme donneur d'ordre des précédents, sont de grands actionnaires (même sans prendre en compte leurs stock-options) ou ont été choisis par les actionnaires pour défendre leurs intérêts. Il y a donc identité parfaite d'intérêt entre grands patrons et actionnaires. Il faut noter que les énormes salaires des ces chefs d'entreprise ainsi que leurs autres rémunérations (stock-options, parachutes dorés, retraites chapeau,...) visent non seulement à acheter leur fidélité, mais aussi à leur permettre d'intégrer pleinement la classe sociale de la grande bourgeoisie, de partager son mode de vie, d'habiter ses ghettos de luxe, de s'y marier, etc. et donc d'épouser son idéologie et la défense de ses intérêts. Qui peut imaginer que l'industriel dont parle F. Lordon pourrait réapparaître sous la personnalité de gens comme Lagardère, Bouygues, Dassault, Bolloré, Pinault, Albert Frères, etc? Où est la différence, chez les membres de la vielle famille industrielle des Michelin, entre les industriels et les actionnaires qui se sont fait remarquer par leur recours aux licenciements dits boursiers?

F. Lordon est ici obligé reprendre à son compte, et sûrement à son corps défendant, la vielle thèse libérale de l'entrepreneur qui serait le moteur de l'économie. Voilà qui est formidable : il y aurait des patrons qui trouverait des <<avantages objectifs>> à un système qui leur ferait perdre une importante possibilité d'enrichissement et qui serait contraire à l'intérêt des actionnaires qui les nomment : si de tels patrons existaient, le monde entier serait un paradis socialiste! Le capitalisme n'aurait jamais existé, du moins sous sa forme actuelle! Ce qui , objectivement, simplifierait beaucoup la tâche des ses adversaires... Plus sérieusement, F.L. A-t-il oublié ce qu'est la lutte des classes, pour croire que des patrons de grandes entreprises (je ne parle pas de l'artisan du coin) pourraient se transformer en industriels soucieux de l'intérêt général par la seule vertu d'un mécanisme fiscal?

Il va jusqu'à écrire que <<en effet, les conseils d’administration pourraient décider contre les patrons (...). Ceci étant, les CA sont souvent peuplés moins d’actionnaires que d’autres patrons... et c’est heureux.>>Comment peut-on en arriver à croire cela, alors que des décennies de fonctionnement de tous les C.A. des grands groupes montrent presque toujours une convergence de vues entre actionnaires et patrons, au moins quand il s'agit d'exploiter les salariés?.

Pour répondre au risque évident que le SLAM pousse aux délocalisations, F. Lordon précise sa pensée:

<< Résumons nous : Soit l’entreprise — patron en tête — prend le parti de saisir les avantages objectifs du Slam, et rien ne bouge, ou plutôt : il y a beaucoup moins de mouvement de délocalisation qu’il n’y en aurait eu sans Slam. Soit l’entreprise fait le choix de se soustraire au Slam à toute force. Deux sous-cas : 1.ceux de ses établissements non délocalisables — parce qu’ils concentrent des compétences ou jouissent d’avantages (proximité de centres de recherche ou autres) qu’ils n’auraient pas ailleurs ne seront pas délocalisés, siège en France ou au Bahamas. 2) Ceux de ses établissements qui sont délocalisables le seront... comme ils l’auraient été sans Slam en vertu du principe qui veut que, sous surpression actionnariale, ce qui peut être délocalisé le sera.>>

On a vu qu'il est invraisemblable que les grands patrons saisissent les <<avantages objectifs]>>du SLAM. Il est également audacieux d'affirmer qu'il n'y aura pas davantage de délocalisation avec le SLAM : si la rémunération des actionnaires diminuent fortement, ceux-ci utiliseront tous les moyens possibles pour contourner cet obstacle (délocalisation, fuite des capitaux, astuces juridiques,...)

F. Lordon est conscient de ce problème. Il y apporte deux réponses. La première consiste à rappeler la faiblesse de la contribution nette de la bourse au financement des entreprises, mais le SLAM ne répond nullement à la nécessité de trouver un mode de financement alternatif.

La seconde est l'affirmation selon laquelle, parmi les professionnels de la finance, il s'en trouvera quelques uns pour contribuer volontairement au succès de la nouvelle mesure. Comment cela pourrait-il être si leurs employeurs ne changent pas? Nous savons en effet que certains cadres des banques souhaiteraient exercer leur métier autrement, mais que leur marge de manoeuvre au sein de banques privées est nulle.

Il faut également relever que l'inventeur du SLAM le présente comme applicable dans un seul pays, sans nécessité d'une modification du cadre européen, mais qu'il fait aussi parti des économistes à l'origine d'un appel récent pour l'abrogation des articles du traité de Lisbonne autorisant la libre circulation des capitaux et la liberté d'implantation des banques. On peut y voir une certaine contradiction : peut-on modifier la fiscalité française en appliquant le SLAM dans un seul pays, ou faut-il des moyens efficaces pour contrer les possibilités de fuite des capitaux dans le cadre de l'U.E.?

En fait, F. Lordon est confronté aux mêmes difficultés que tous ceux qui cherchent à supprimer les effets négatifs de la propriété privée des banques et des grandes entreprises sans s'attaquer à cette propriété elle-même.

Les actionnaires ne sont pas seulement en mesure de ponctionner financièrement les entreprises, mais aussi de les diriger. Pour atteindre les objectifs du SLAM (réduire leur rémunération au taux de l'intérêt de l'actif sans risque augmenté d'une prime de risque), il suffit de transformer les actions cotées en bourse par des obligations dont le taux de rémunération serait plafonné par la loi (mécanisme beaucoup plus simple que le SLAM et donc plus efficace.)

Surtout, ce changement retirerait aux actionnaires le
pouvoir de direction des entreprises et donc la possibilité de décider de délocalisations ou autres mesures de fraude ou d'évasion fiscale. Les grandes entreprises pourraient alors avoir à leur tête des conseils d'administration démocratiques, composés de représentants des salariés, de l'Etat ou de l'Union Européenne, de représentants d'association de consommateurs ou de défense de l'environnement, ou autres.

Un tel changement serait révolutionnaire mais malgré tout plus réaliste que de compter sur de mythiques entrepreneurs chez lesquels l'impôt aurait tué l'actionnaire...

Par ailleurs, aucune mesure contre la finance actionnariale n'est crédible sans proposer un mode de financement alternatif.
LE FINANCEMENT BANCAIRE S'IMPOSE ALORS, ET LA REVENDICATION D'UN SERVICE PUBLIC EUROPEN DE FINANCEMENT DE L'ECONOMIE EST INCONTOURNABLE, avec ses nécessaires déclinaisons nationales.

LA QUESTION DE LA NATIONALISATION-EUROPEANISATION DES BANQUES, DES SOCIETES D'ASSURANCE ET DE LA DEMOCRATISATION DES CONSEILS D'ADMINISTRATION (sans actionnaires) DES GRANDES ENTREPRISES DOIT ÊTRE AU COEUR DE L'ACTION DES GAUCHES.

Publié dans débat économique

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